Philosophie politique

Justice

Le terme « justice » recouvre divers concepts qu’il s’agit de distinguer. À la suite d’Aristote, on peut d’abord distinguer la justice corrective de la justice distributive. La justice corrective concerne les infractions à des normes et l’éventuelle réparation des dommages. On se situe essentiellement sur le terrain légal, la justice y désignant à la fois l’institution chargée d’évaluer le respect de la loi (le pouvoir judiciaire) et la vertu qu’elle est censée incarner. Étant donné cette polysémie du terme « justice », il n’y a rien d’incohérent à juger une décision de justice injuste.

Les débats philosophiques sur la justice corrective concernent notamment le rôle de la sanction judiciaire, à laquelle on peut attribuer une fonction rétributive (punition proportionnelle à l’acte), dissuasive (pour inciter les autres à bien se conduire), protectrice (protéger la société d’une personne malfaisante ou dangereuse) ou encore de réintégration sociale.

La justice distributive, pour sa part, possède une dimension plus morale. Elle est souvent définie comme concernant la distribution des avantages et des charges de la vie en société parmi les citoyen.ne.s, comme les emplois, les revenus et les impôts. Elle est aujourd’hui étroitement associée au terme « justice sociale ».

On peut encore distinguer la justice comme vertu individuelle et la justice comme vertu des institutions (économiques, sociales, politiques). Les philosophes anciens avaient plutôt tendance à penser la justice comme une vertu individuelle, mais l’accent s’est récemment déplacé (notamment sous l’influence de John Rawls) vers la justice sociale comme vertu des principales institutions sociales prises dans leur ensemble (ce que Rawls appelle la « structure de base de la société »1). On peut par exemple penser que les individus ne seraient pas capables de l’impartialité qui est souvent attendue des institutions, dès lors qu’ils ont tendance à privilégier leurs intérêts et ceux de leurs proches, ou encore du fait qu’ils souffrent de faiblesse de volonté. Certains insistent néanmoins sur l’importance de l’éthique individuelle pour la justice sociale2.

Justice sociale

La notion de justice sociale désigne un idéal moral d’organisation de la société, qui peut s’appliquer tout aussi bien à l’échelle d’un pays que d’une fédération ou du monde. C’est cette notion de justice sociale qui réside au cœur de nombreuses luttes sociales et de débats démocratiques. Tantôt invoquée pour lutter contre les discriminations, tantôt pour condamner les inégalités, tantôt pour s’opposer à des taux d’imposition jugés confiscatoires, la notion de justice est à la fois omniprésente et susceptible des interprétations les plus diverses. Depuis la publication en 1971 d’une Théorie de la justice par John Rawls en particulier, de nombreuses théories ou conceptions de la justice s’opposent, telles que l’égalitarisme libéral, le libertarisme, le marxisme, l’utilitarisme, le républicanisme, ou encore le communautarisme3.

Malgré cette diversité de conceptions particulières de la justice, de nombreux auteurs s’accordent sur le concept général de justice qui consisterait à refuser les distinctions arbitraires entre personnes (comme celles basées sur le genre, l’ethnie, l’origine, l’apparence, etc.)4 Les débats reposent alors sur les distinctions qui justifient ou non un traitement différencié entre diverses personnes, comme les différences de mérite, de talent, de statut, ou encore de choix.

D’autres grands débats sur la justice concernent par exemple le rapport entre justice sociale et éthique individuelle (les individus ont-ils pour devoir de rendre le monde le plus juste possible, ou cette responsabilité incombe-t-elle essentiellement aux gouvernements ?) ou encore le débat entre ceux qui pensent que la justice se joue au niveau des États et ceux qui pensent qu’elle doit s’appliquer au niveau mondial.

Utilitarisme

L’utilitarisme, dont les figures historiques les plus connues sont Jeremy Bentham et John Stuart Mill, affirme qu’une action est bonne ou mauvaise en fonction de ses seules conséquences sur l’« utilité » (à entendre dans un sens très particulier) des personnes concernées. Sa maxime centrale est donc de maximiser l’utilité collective, chaque personne comptant de manière égale. Et cette « utilité » peut être assimilée au bien-être, au plaisir, ou encore à la satisfaction des préférences individuelles (ou d’un certain type de préférences).

C’est une théorie mal connue par le public francophone européen5, qui l’assimile souvent à tort à l’égocentrisme ou à l’idée que seul l’utile compte. Or, loin de toute forme d’égoïsme, l’utilitarisme implique la prise en compte, dans le jugement moral individuel, du bien-être de l’ensemble des personnes concernées (voire d’autres espèces6).

L’utilitarisme peut être une philosophie morale personnelle ou une philosophie politique. On distingue par ailleurs l’utilitarisme des actes, qui implique de toujours chercher à maximiser le bien-être collectif, de l’utilitarisme des règles, qui enjoint à agir selon des règles dont on estime qu’elles contribuent généralement à la maximisation du bien-être.

L’utilitarisme des règles est une réponse à l’utilitarisme des actes, que beaucoup de critiques ont jugé excessivement exigeant puisqu’il pourrait par exemple impliquer de sacrifier ses proches au bien-être collectif. D’autres jugent l’utilitarisme des actes dangereux parce qu’il ouvre la porte à un certain nombre d’abus sous prétexte de poursuivre les meilleures conséquences possibles (par exemple sacrifier des droits individuels pour le bien public). De ce point de vue également, l’utilitarisme des règles pose davantage de garde-fous.

La difficulté, cependant, si une règle est justifiée par ses conséquences, consiste à savoir s’il est permis, et à quelles conditions, de déroger à la règle quand les conséquences de son respect paraissent indésirables. Pour certains, l’utilitarisme de la règle est une position intenable : soit on respecte les règles quelles que soient les conséquences, et on retombe dans le déontologisme, soit on peut y déroger en vue de certaines conséquences, et la règle n’a plus aucune force (on retombe dans l’utilitarisme des actes). Une réponse à cette objection consiste à poser qu’il est préférable, du point de vue l’utilité, que les décisions individuelles soient dictées par des règles générales plutôt que renvoyées systématiquement à une appréciation au cas par cas. Et la convergence entre utilitarisme des règles et approche déontologique n’est pas nécessairement une mauvaise chose. À en croire Derek Parfit, cela pourrait être le signe que l’éthique, comme discipline philosophique, progresse vers une forme de réconciliation et d’entente partielle7.

D’un point de vue politique cette fois, l’utilitarisme enjoint à organiser les institutions sociales et politiques d’une manière qui maximise l’utilité collective. Ce principe est susceptible d’interprétations très diverses selon les hypothèses factuelles sur lesquelles on se base. Certains promeuvent des politiques de libre marché pour augmenter la richesse collective, en espérant ce faisant augmenter le bien-être. D’autres promeuvent d’importantes redistributions des richesses en raison de l’hypothèse d’utilité marginale décroissante selon laquelle les personnes plus riches dérivent une utilité moindre d’une unité de revenu supplémentaire que les personnes plus pauvres.

Libertarisme

Le libertarisme est souvent confondu avec le libéralisme, dont il constitue une version assez radicale. Il est toutefois  important de bien distinguer les deux, car on peut être libéral sur le plan politique (reconnaître l’importance des libertés individuelles) sans être libéral sur le plan économique (laisser faire au maximum les mécanismes de marché en réduisant le rôle de l’État) comme le sont les libertariens. En d’autres termes, on peut être libéral sans être libertarien.

Le libertarisme vise à protéger la liberté individuelle par la reconnaissance du caractère inviolable de certains droits de propriété. Cette liberté est à entendre dans un sens purement formel : on est libre de faire une chose tant qu’aucune loi ne l’interdit et qu’aucune personne ne nous en empêche par l’usage de la force physique. L’État a donc pour unique fonction de s’assurer du respect égal des libertés de chacun en protégeant des droits de propriété bien définis afin que les libertés de certains n’entravent pas celles des autres.

À la suite de John Locke (1632-1704), la plupart des libertariens défendent un principe de propriété de soi : tout individu majeur a un droit absolu à disposer comme il l’entend de sa personne. Cela signifie que les libertariens s’opposeront à toute forme de paternalisme d’État, c’est-à-dire toute forme de règle imposant aux gens une manière de se comporter, de penser ou encore de se vêtir même lorsque cela pourrait être à leur avantage. Ils s’opposeront par exemple à l’interdiction légale de se droguer.

On peut distinguer libertarisme de droite et de gauche. Pour les libertariens de droite, chacun est légitime propriétaire des biens acquis à la suite d’une transaction volontaire. Si, par exemple, un travailleur choisit de se mettre au service d’un employeur pour un certain salaire, il ne peut pas y avoir d’injustice dans la relation salariale. L’employeur peut tirer pleinement profit du travail de son employé pour s’enrichir, tandis que l’employé peut tirer pleinement profit de son salaire. Aucune forme de redistribution des plus riches vers les plus pauvres ne peut être imposée. Les seules taxes qui sont justifiées sont celles qui sont nécessaires pour financer les quelques missions de l’État (police, justice, défense) ou, éventuellement, pour corriger des injustices passées telles que des vols ou expropriations10. Pour les libertariens de droite, l’État n’a pas non plus l’obligation d’organiser l’enseignement ni de financer les soins de santé. Cela étant, les individus sont libres de s’organiser pour créer des écoles, des systèmes d’assurance santé volontaire, ou même des initiatives caritatives.

Pour les libertariens de gauche11, par contre, certaines formes de redistribution des richesses s’imposent. D’abord, parce que la plupart des gens s’enrichissent par l’utilisation de ressources naturelles qui appartiennent moralement à tout le monde. Dès lors, si quelqu’un fait un usage privé de ces ressources, les autres ont droit à une compensation. Ensuite, parce qu’une certaine égalité des chances doit être rétablie à chaque génération si l’on veut garantir une liberté égale à chacun. De ce fait, ils se montreront généralement favorables à une taxation de l’héritage permettant, par exemple, de financer un capital de départ dont disposerait toute personne parvenant à l’âge adulte. À certains égards, le libertarisme de gauche s’apparente à l’anarchisme social, courant libertaire du socialisme qui vise la liberté individuelle dans l’égalité et s’oppose fortement à la propriété individuelle12.

Marxisme et justice sociale

Pour Karl Marx (1818-1883), le véritable règne de la liberté adviendra lorsque les humains seront libérés de l’obligation de travailler pour subvenir à leurs besoins. Dans la société communiste envisagée, lorsque les progrès techniques auront permis de produire les biens socialement nécessaires en abondance, chacun contribuerait à la production sociale selon ses capacités, et chacun recevrait selon ses besoins.

Dans le contexte des sociétés où prédomine la propriété privée, les marxistes dénoncent les droits « bourgeois » que défendent les libéraux et libertariens. Ceux-ci ne sont à leurs yeux qu’une illusion de liberté. Ils protègent la liberté dont jouissent les détenteurs de moyens de production de faire fructifier leur capital, d’exploiter les travailleurs miséreux et d’échapper à la collectivisation des richesses sociales. Mais ils ne protègent nullement les expropriés, ceux qui « ne possèdent rien d’autre que leur force de travail »13 contre les aléas de l’existence dans un monde où les moyens de production ont été appropriés par un petit nombre.

En effet, le système capitaliste est basé sur l’exploitation des travailleurs. Même si Marx n’utilisait pas le langage des théories de la justice, car sa réflexion était avant tout descriptive, on peut dire que d’un point de vue marxiste, les relations de travail, en régime capitaliste, sont nécessairement injustes du fait que l’employeur tire une plus-value du travail effectué par l’employé. Le travailleur se voit dépossédé d’une part de la valeur liée à son travail (la plus-value). Il est donc, de ce fait, exploité, ce qui s’assimile à un vol, une extorsion, mais sans usage de la force physique. En vue de remédier à cette exploitation généralisée des travailleurs, les marxistes estiment que les moyens de production doivent être collectivisés et qu’il faut, ce faisant, mettre fin à la division entre une classe de capitalistes et une classe de travailleurs. Une ambiguïté importante demeure cependant autour de la notion d’appropriation « collective » des moyens de production, qui oppose depuis longtemps un courant étatiste, favorable à la gestion centralisée de l’économie, à un courant libertaire, ou anarchiste, favorable à l’autogestion au sein d’entreprises coopératives.

Égalitarisme libéral

L’égalitarisme libéral est un courant de pensée plus récent que le marxisme, qui entend donner une assise théorique alternative à des politiques redistributives. Il repose sur un soupçon à l’encontre des inégalités, mais propose une poursuite de l’égalité respectueuse des libertés individuelles, sans doute en réponse aux expériences réelles de communisme au 20e siècle, souvent caractérisées par le sacrifice des libertés individuelles à la cause collective. C’est en cela que cet égalitarisme est libéral. Par contre, il s’oppose souvent au libéralisme économique en raison de ses effets inégalitaires, certains égalitaristes libéraux étant même favorables à une économie de type socialiste (pour peu qu’elle respecte les libertés fondamentales des individus).

L’acte fondateur du courant égalitariste libéral est la publication de la Théorie de la justice de John Rawls (1921-2002) en 1971. Rawls suggère de penser la justice sociale comme un contrat social imaginaire que passeraient les membres d’une société dans des conditions particulières ne leur permettant pas de savoir à l’avance quelle position sociale ils occuperont, quels seront leurs talents ou leurs convictions particulières. Dans cette « position originelle », les individus sont donc placés sous un « voile d’ignorance » et réfléchissent aux grands principes devant régir la vie en société. D’après Rawls, il y a deux grands principes qui émergeraient probablement d’une telle expérience de pensée :

  1. Chaque personne a un même droit à un ensemble pleinement adéquat de libertés de base égales, qui soit compatible avec le même système de libertés pour tous ; et
  2. Les inégalités économiques et sociales ne sont justes que si : a) elles sont attachées à des fonctions et des positions (emplois) ouvertes à tous dans des conditions d’égalité équitable des chances ; b) elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus défavorisés de la société14.

En d’autres termes, le premier principe protège les libertés fondamentales de chacun (liberté d’expression, droit de vote, liberté d’association). Le second spécifie que les seules inégalités acceptables sont celles qui ne sont pas le fruit d’inégalités des chances (telles que des discriminations non pertinentes ou résultant d’inégalités sociales) et qui bénéficient aux plus défavorisés (ce que Rawls appelle « principe de différence »).

Ce principe de différence fait entrer dans la réflexion sur la justice des considérations d’efficacité productive : certaines inégalités peuvent avoir un effet d’incitation à travailler, se former ou investir, ce qui est susceptible d’augmenter la productivité de l’économie, voire la qualité des prestations, et d’ainsi bénéficier à l’ensemble de la société – et notamment aux plus défavorisés. Par exemple, c’est l’espoir de gains qui pousse les gens à investir plutôt qu’épargner. Ces gains créent des inégalités, mais ont un effet incitatif désirable puisque les investissements contribuent au dynamisme économique. Si ces inégalités bénéficient aux plus défavorisés, elles (et elles seules) sont justifiées. D’après Rawls, c’est le choix qu’opéreraient sous voile d’ignorance des agents cherchant à obtenir la meilleure situation possible : améliorer autant que possible la position des moins bien lotis de la société.

Tous les égalitaristes libéraux n’acceptent pas les principes proposés par Rawls, mais ce sont ceux qui ont eu la plus grande influence, et ils sont toujours énormément discutés aujourd’hui. Certains comme Ronald Dworkin ou G. A. Cohen préfèrent au principe de différence un principe d’égalité de la chance (ou de la fortune), qui affirme que personne ne devrait être défavorisé en raison de facteurs échappant à son contrôle, comme des capacités moindres, le fait d’être né dans un milieu défavorisé ou dans un pays pauvre, etc. Seules pourraient être moralement justifiées, de ce point de vue, les inégalités qui résultent de choix personnels (comme le choix de travailler moins d’heures, par exemple), mais pas celles liées à la malchance15. Un tel principe laisse cependant de côté la question de l’efficacité productive.

Principe de différence

Le principe de différence est l’un des principes de justice formulés par John Rawls. Tandis qu’un premier principe exige une distribution égale des libertés de base, le second principe de justice (auquel Rawls a donné différentes formulations) contient deux parties : Les inégalités sociales et économiques doivent a) être organisées de façon à procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus défavorisés de la société (principe de différence) et b) être attachées à des positions sociales ouvertes à tous sous condition d’égalité équitable des chances (principe d’égalité équitable des chances). En d’autres termes, le principe de différence permet de déroger à une égale distribution de biens comme le revenu, le capital ou les pouvoirs attachés aux positions d’autorité, à une condition : maximiser les perspectives des plus défavorisés.

Ce principe repose sur l’observation selon laquelle, dans un système économique dynamique comme le nôtre, la quantité de ressources – la taille du gâteau à distribuer – n’est pas fixe, mais influencée par la distribution même des ressources. En effet, certaines inégalités peuvent être très utiles pour rendre l’ensemble du système plus productif et efficace –  et augmenter la taille du gâteau. Par exemple, un revenu plus élevé qu’ailleurs est un moyen d’attirer des individus dans les secteurs les plus demandés ou encore de mettre les ressources collectives entre les mains de ceux qui sont le plus à même de les faire fructifier. Le surplus créé par un système économique plus productif pourrait ensuite être redistribué à travers les taxes et les transferts et ainsi augmenter la part de tous, même des moins avantagés, par rapport à une situation de stricte égalité. 

Pour bien comprendre le principe de différence il faut éviter quelques erreurs communes. Premièrement, les biens ne sont pas distribués directement aux individus. La distribution des biens, selon Rawls, se fait selon un système à deux niveaux. Les biens sont attachés à des « positions sociales » (enseignant.e, avocat.e, dirigeant.e d’entreprise). Ensuite, les individus doivent pouvoir choisir la position sociale qu’ils souhaitent sous condition d’égalité équitable des chances. C’est pourquoi le deuxième principe de la justice comprend deux parties indissociables : a) le principe de différence et b) le principe d’égalité équitable des chances : Les inégalités sociales et économiques doivent a) être organisées de façon à maximiser les perspectives des moins avantagés et b) être attachées à des positions sociales ouvertes à tous sous condition d’égalité équitable des chances (à talent égal, les chances doivent être égales).

Deuxièmement, le principe de différence ne justifie pas toute inégalité qui « contribuerait » à augmenter la part attachée à la position sociale la moins avantagée. Il est beaucoup plus restrictif et ne justifie que les inégalités indispensables pour maximiser l’ensemble de biens attachés à la position sociale la moins avantagée. Cela exclut les inégalités qui sont neutres, qui n’ont un impact ni positif ni négatif sur les moins avantagés, mais aussi les inégalités qui contribuent à améliorer mais ne maximisent pas les perspectives des moins avantagés.

Troisièmement, le principe de différence est parfois compris comme justifiant les inégalités dans les sociétés existantes. Cela n’a rien d’évident. En effet, ce principe affirme que les inégalités ne sont acceptables que si elles maximisent la part des moins avantagés, en prenant la situation d’égalité stricte comme référence. Or, on peut raisonnablement penser que bon nombre des inégalités existantes ne sont pas strictement nécessaires à la maximisation des perspectives des moins avantagés.

En somme, la distribution des perspectives associées aux diverses positions sociales devrait, à première vue, être égale. Les seules dérogations permises à l’égalité sont les inégalités qui sont absolument indispensables pour améliorer les perspectives des moins avantagés. Le principe de différence vise donc surtout à éviter le « nivellement vers le bas », c’est-à-dire la détérioration de la situation de tous qu’engendrerait une poursuite de l’égalité aveugle aux considérations d’efficacité productive, ce qui serait irrationnel même pour les moins avantagés.

On peut résumer les exigences du principe de différence par le tableau suivant (les chiffres sont fictifs et ne servent que d’illustration, pas de description ou de recommandation) :

 Position sociale 1Position sociale 2Position sociale 3Verdict
Égalité stricte100100100Distribution de référence (à partir de laquelle on évalue si les autres distributions sont plus justes ou moins justes)
Société juste110150200Distribution juste (les inégalités sont nécessaires pour maximiser les perspectives des moins avantagés par rapport à l’égalité stricte)
Société injuste150110400Distribution injuste (les inégalités ici ne sont pas indispensables pour maximiser les perspectives des moins avantagés puisque l’arrangement précédent parvient à leur offrir la même part avec moins d’inégalités)
Société existante?10505000Distribution injuste (les inégalités sont injustes ici car elles ne contribuent même pas à améliorer la situation des moins avantagés par rapport à la situation d’égalité stricte)

Merci à Thomas Ferretti pour cette fiche

Socialisme et justice sociale

Historiquement, le socialisme est un projet de dépassement du capitalisme en vue d’un mode d’organisation économique plus coopératif, plus communautaire et plus soucieux de la satisfaction des besoins de toutes et tous.

Sous l’inspiration du marxisme, le socialisme s’est longtemps défini comme une aspiration à la collectivisation des moyens de production. On peut toutefois distinguer d’emblée un socialisme étatique, qui vise la nationalisation des moyens de production et la planification centralisée de l’économie, et un socialisme libertaire (aussi qualifié d’anarchiste), qui vise l’auto-organisation des travailleurs au sein de coopératives.

Pour la plupart des socialistes contemporains, le dépassement du capitalisme n’est plus conçu comme une nécessité historique, comme c’était le cas chez Marx, mais comme une exigence de justice sociale, le capitalisme étant source d’inégalités profondément injustes. Dans ce cas, certaines formes de socialisme partagent des intuitions communes avec l’égalitarisme libéral. Dans d’autres cas, le socialisme se distingue du libéralisme politique ou des conceptions strictement distributives de la justice par son insistance sur l’importance du lien communautaire ou de la « liberté sociale »16 au-delà de la simple liberté individuelle.

Libéralisme

Le libéralisme est un courant de pensée qui vise à protéger la liberté individuelle contre les abus de pouvoir de l’État. Il se fonde sur l’affirmation de droits fondamentaux dont disposerait chaque personne et qui limiteraient le pouvoir d’intervention de l’État dans les projets de vie individuels.

Il est utile de distinguer le libéralisme politique du libéralisme économique, même s’ils partagent certaines origines communes. Le libéralisme politique, principalement issu des guerres de religion, consiste avant tout à protéger la liberté de conscience des individus par la laïcisation de l’État. Afin d’éviter une « guerre des dieux » (Max Weber), les convictions religieuses sont renvoyées dans la sphère privée et l’État doit s’abstenir de promouvoir ou privilégier certaines convictions religieuses17. Par extension, des penseurs libéraux contemporains ont jugé que l’État devait s’abstenir de promouvoir ou privilégier une quelconque conception de la vie bonne, religieuse ou non (voir Perfectionnisme). D’autres estiment au contraire qu’un État libéral doit promouvoir activement une forme de vie caractérisée par l’autonomie individuelle. Quoi qu’il en soit, tous proclament leur attachement au respect des libertés individuelles.

Le libéralisme économique, quant à lui, défend en particulier les libertés économiques par rapport aux interventions étatiques. Il repose sur l’idée d’un ordre social émergeant spontanément des interactions individuelles dans un marché18. Tandis que chacun poursuit son intérêt personnel, c’est comme si une « main invisible » (Adam Smith) organisait ces intérêts de manière harmonieuse, puisque les marchés tendent à trouver un équilibre sans que l’État ait besoin de s’en mêler. Plus récemment, les progrès de la science économique ont amené à reconsidérer le rôle de l’État dans l’encadrement du bon fonctionnement du marché. Cependant, le libéralisme économique se caractérise toujours par une certaine confiance dans la capacité d’autorégulation du marché et une méfiance à l’encontre d’interventions perturbatrices de l’État. Le courant de pensée qu’on appelle tantôt « néolibéralisme », tantôt « libéralisme néo-classique » promeut dans cette logique l’accroissement du pouvoir du marché et la réduction correspondante du pouvoir de régulation économique de l’État19. La justification peut être libertarienne (pour protéger des droits de propriété fondamentaux), utilitariste (pour augmenter le bien-être collectif) ou liée à une idée d’avantage mutuel (tout le monde y gagne).

Républicanisme

Le républicanisme est un courant de pensée qui s’est opposé au libéralisme au 18e siècle en mettant en avant l’importance des vertus civiques au-delà des simples droits individuels. De ce point de vue, qu’on qualifie aujourd’hui de « républicanisme civique » (ou « humanisme civique »), l’État est non seulement le garant des droits individuels, mais doit également encourager les citoyens à la participation aux affaires publiques, activité plus noble que le cantonnement dans la sphère privée. Chaque citoyen doit ainsi devenir soucieux du bien commun, de l’intérêt public ou, dans le langage de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), de la volonté générale.

Ce que reprochent les libéraux classiques et contemporains à une telle approche est de chercher à imposer un type de liberté – la « liberté des anciens » selon Benjamin Constant (1767-1830) –, c’est-à-dire une conception controversée de la vie bonne à l’ensemble de la population, alors qu’il peut être considéré comme légitime que certains ne développent aucun intérêt particulier pour la « chose publique ».

Face à ces critiques, Philip Pettit (1945-) s’est attelé à réhabiliter une autre tradition républicaine, plus ancienne, qui prend sa source dans la Rome antique et qui consiste à défendre la liberté comme non-domination20. La ligne de fracture se déplace alors. Les néo-républicains comme Pettit n’opposent plus la liberté des anciens (qui se réalise dans la participation au pouvoir collectif) à celle des modernes (qui se réalise dans la sphère privée), mais la liberté comme non-domination (absence d’exposition au pouvoir arbitraire d’autrui) à la liberté comme non-interférence (absence d’interférence dans les projets de vie individuels). L’enjeu de la réhabilitation de cette liberté comme non-domination est d’échapper au défi libertarien, qui voit toute intervention de l’État comme une privation de liberté qui ne peut être justifiée que dans des cas très précis. La visée de non-domination, au contraire, protège à la fois les individus contre la domination étatique (« verticale ») et contre les diverses formes de domination par les pairs (« horizontale ») que tolère le libertarisme. Aux yeux des républicains « néo-romains » (ou néo-républicains), il s’agit donc d’une conception à la fois plus riche et plus plausible de la liberté, qui trouve un écho dans de nombreuses luttes historiques pour la liberté, la démocratie et la justice sociale.

Communautarisme

L’idée principale que partagent les communautariens est que la recherche de principes de justice universels et abstraits néglige le fait que nous sommes tous inscrits dans des communautés particulières. Les normes morales sont donc moins choisies par les individus que partagées par des groupes.

Pour Michael Walzer, par exemple, une société juste doit être « fidèle aux compréhensions partagées par ses membres »21. Cela signifie pratiquement qu’elle doit être organisée en fonction des principaux idéaux reconnus dans la société – que ce soit l’égalité, le mérite ou la satisfaction des besoins de tous. Pour éviter que les « compréhensions partagées » soient simplement celles des dominants et que les idées minoritaires soient tout simplement écrasées, il met en avant le rôle du critique social, qui puise dans les ressources de sa communauté pour critiquer les normes sociales oppressives et en mettre d’autres, plus émancipatrices, en avant. La difficulté qu’ont soulevée certains libéraux concerne les critères qui permettent de trancher entre diverses interprétations concurrentes d’une culture donnée. Pour beaucoup de critiques de Walzer, il semble difficile d’échapper à l’appel à des normes plus générales, transcendant le contexte particulier de la communauté en question22.

De son côté, Michael Sandel s’en est plus particulièrement pris à John Rawls, qui suggérait de réfléchir aux principes de justice en faisant abstraction de nos convictions privées et de la position particulière que nous occupons dans la société (l’idée de voile d’ignorance). Pour Sandel, cela trahit une conception erronée de l’individualité. Les convictions privées qui nous habitent ne peuvent ainsi être mises à distance. Elles contribuent à définir qui nous sommes et comment nous voyons le monde23.

Pour Sandel, non seulement nous sommes incapables d’exprimer des principes de justice qui soient neutres, détachés de toute vision particulière du monde, mais il serait en outre regrettable de ne pas poursuivre un « bien commun », qui aille éventuellement au-delà des simples exigences de justice24. Cela renvoie également à l’idée défendue par Charles Taylor selon laquelle la réalisation de la justice distributive n’est pas possible sans un lien social (nourri de valeurs partagées) motivant les individus à faire les sacrifices nécessaires25.

Ces discussions mettent en jeu deux visions très différentes du rôle de l’État. Pour les uns (« anti-perfectionnistes »), l’État ne doit interférer dans les projets de vie des personnes adultes que pour garantir une égale liberté à tous. Pour les autres (« perfectionnistes »), il doit être le garant d’une certaine vision partagée de la vie bonne. Ce débat est toujours vif aujourd’hui et dépasse le clivage entre libéraux et communautariens, puisqu’il existe aussi un libéralisme perfectionniste.

Neutralité et perfectionnisme

Le débat sur le « perfectionnisme » vient de l’ambition de certains auteurs libéraux de formuler des principes de justice qui ne reposeraient sur aucune conception particulière de la vie bonne, ou aucune doctrine particulière. L’idée de ces libéraux « anti-perfectionnistes » est que l’État ne doit interférer dans les projets de vie des personnes adultes que pour garantir une égale liberté à tous. Pour le reste, il n’a pas à leur dire que penser ou comment se comporter. Il doit donc un égal respect aux différentes conceptions particulières de ce qu’est une bonne vie26.

Deux grands types de critiques ont été émises à l’encontre de ce projet de neutralité libérale. D’une part, un certain nombre de personnes ont insisté sur le caractère illusoire d’une telle ambition de neutralité, jugeant que les questions de justice reposaient nécessairement sur une certaine conception de la vie bonne, ou qu’il était impossible d’être pleinement impartial à l’égard de diverses conceptions de la vie bonne, la plupart des politiques publiques ayant un impact différencié sur ces différentes conceptions27.

Face à cette critique, certains libéraux ont réagi en reformulant leur projet. John Rawls, par exemple, évite le terme « neutralité », mais prétend plutôt formuler une conception « politique » de la justice, reposant sur des présupposés moraux minimaux. L’idée est qu’une telle approche est susceptible d’un large « consensus par recoupement », c’est-à-dire une entente par-delà les différentes convictions particulières28. D’autres ont insisté sur le fait que l’État libéral ne devait pas viser une neutralité des conséquences de ses politiques, mais une neutralité des justifications, c’est-à-dire s’abstenir de justifier ses actions en faisant appel à la supériorité d’une conception de la vie bonne29.

D’autre part, les défenseurs du perfectionnisme jugent que le projet de neutralité libérale est regrettable (et pas seulement impossible). En effet, pour eux, l’État doit être le garant d’une certaine vision partagée de la vie bonne. Celle-ci peut être conservatrice, tournée vers la tradition, mais ne doit pas nécessairement l’être. Il existe ainsi par exemple un perfectionnisme libéral, qui promeut l’autonomie individuelle (et donc le détachement par rapport aux normes traditionnelles) comme composante essentielle d’une vie bonne ou réussie30.

Pour désigner l’opposition entre libéraux « neutralistes » et « perfectionnistes », Ruwen Ogien distingue une morale « minimaliste », essentiellement basée sur le principe interdisant de nuire à autrui, des morales « maximalistes », qui cherchent davantage à régenter les conduites individuelles par un certain nombre d’interdits ou d’injonctions lié.e.s à une certaine vision de la vie bonne31.

  1. John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1997 [1971] ; La justice comme équité : une reformulation de Théorie de la justice, Paris, La Découverte, 2003. ↩︎
  2. Voir notamment G. A. Cohen, Si tu es pour l’égalité, pourquoi es-tu si riche ?, Paris, Hermann, 2010. ↩︎
  3. Voir Will Kymlicka, Les théories de la justice : une introduction, Paris, La Découverte, 2003. ↩︎
  4. C’est du moins la thèse défendue par John Rawls dans Théorie de la justice (Paris, Seuil, 1997 [1971]). ↩︎
  5. Voir Catherine Audard, Anthologie critique de l’utilitarisme, 3 T., Paris, PUF. ↩︎
  6. Voir Peter Singer, La libération animale, Paris, Payot, 2012. ↩︎
  7. Voir Derek Parfit, On What Matters, Oxford University Press, 2011 (vol. 1-2). ↩︎
  8. John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1997 [1971]. ↩︎
  9. Voir notamment Robert Goodin, Utilitarianism as a public philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 1995. ↩︎
  10. Robert Nozick, Anarchie, État et utopie, Paris, PUF, 2008 [1974]. ↩︎
  11. Voir Peter Vallentyne & Hillel Steiner, Left-Libertarianism and its Critics: The Contemporary Debate, New York, Palgrave Macmillan, 2000. ↩︎
  12. Voir Noam Chomsky,Instinct de liberté. Anarchisme et socialisme, Marseille, Agone, 2001 ; Normand Baillargeon, L’ordre moins le pouvoir. Histoire et actualité de l’anarchisme, Marseille, Agone, 2001. ↩︎
  13. Karl Marx, Le Capital. Livre 1, Paris, Flammarion, 1969 [1867]. ↩︎
  14. D’après John Rawls, La justice comme équité. Une reformulation de Théorie de la justice, Paris, La Découverte, 2003, p. 69-70. ↩︎
  15. Voir Jean-Fabien Spitz, Abolir le hasard ? Responsabilité individuelle et justice sociale, Paris, Vrin, 2008. ↩︎
  16. Axel Honneth, L’idée du socialisme, Paris, Gallimard, 2017. ↩︎
  17. Voir Pierre Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris, Fayard, 2012 ; John Rawls, Libéralisme politique, Paris, PUF, 2016 [1993]. ↩︎
  18. Voir Pierre Rosanvallon, Le libéralisme économique : histoire de l’idée de marché, Paris, Seuil, 1989. ↩︎
  19. Voir par exemple John Tomasi, Free Market Fairness, Princeton, Princeton University Press, 2012. ↩︎
  20. Philip Pettit, Républicanisme : une théorie de la liberté et du gouvernement, Paris, Gallimard, 2004 [1997]. ↩︎
  21. Michael Walzer, Sphères de la justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Paris, Seuil, 1997 [1983]. ↩︎
  22. Voir Justine Lacroix, Michaël Walzer. Le pluralisme et l’universel, Paris, Michalon, 2004. ↩︎
  23. Michael Sandel, Le libéralisme et les limites de la justice, Paris, Seuil, 1999 [1982]. ↩︎
  24. Michael Sandel, Justice, Paris, Albin Michel, 2016. ↩︎
  25. Charles Taylor, Philosophy and the Human Sciences: Philosophical Papers, vol. II, Cambridge, Cambridge University Press, 1985. ↩︎
  26. Voir notamment Bruce Ackerman, Social Justice in the Liberal State, New Haven, Yale University Press, 1980 ; Philippe Van Parijs, Qu’est-ce qu’une société juste ? Introduction à la pratique de la philosophie politique, Paris, Seuil. 1991. ↩︎
  27. Voir André Berten, Paulo da Silveira & Hervé Pourtois (dir.), Libéraux et communautariens, Paris, PUF, 1997. ↩︎
  28. John Rawls, Libéralisme politique, Paris, PUF, 2016 [1993]. ↩︎
  29. Will Kymlicka, « Liberal Individualism and Liberal Neutrality », Ethics, 99 (4), p. 883-905. ↩︎
  30. Janie Pelabay et Alexandre Escudier (éd.), Le perfectionnisme libéral : L’État peut-il nous rendre meilleur ?, Paris, Hermann, 2016. ↩︎
  31. Ruwen Ogien, L’éthique aujourd’hui : maximalistes et minimalistes, Paris, Gallimard, 2007. Voir également le site Éthique minimale consacré à la pensée de R. Ogien. ↩︎